La série policière à ne pas manquer : le roman d'un crime de Maj Sjöwall et Per Wahlöö

Publié le par élan

SW1-3.jpgDans le flot de littérature policière qui déferle dans les librairies de manière ininterrompue depuis quelques années, nous donnant, certes, de bonnes choses mais, également, de bien médiocres, il convient de saluer la réédition de la série que les Suédois Maj Sjöwall (1935-) et Per Wahlöö (1926-1975) ont consacrée au commissaire Martin Beck et dont les dix volumes ont été conçu comme un tout, comme le "roman d'un crime", celui de la société suédoise victime d'une social-démocratie manquant à tous ses devoirs. La charge était dure, mais, rétrospectivement, prémonitoire. N'oublions pas que la série s'achève avec un roman qui narre l'assassinat d'un premier ministre suédois... onze ans avant la mort tragique d'Olof Palme, le 28 février 1986.

 

La série n'a pas connu une édition très sereine en France. Tout d'abord, les éditions Planète en ont proposé une version traduite de l'anglais et sans tenir compte de la chronologie,  pourtant essentielle des romans, avec un arrêt au sixième volume. Les ventes ne suivaient pas, malgré les couvertures agrémentées, au fil de la publication, de femmes de plus en plus dénudées. S'apercevant de la reprise de ces traductions en  poche, Philippe Bouquet contacta l'éditeur pour lui proposer une révision des premières traductions non encore rééditées et la traduction des quatre derniers titres, cette fois à partir de l'original suédois. Rivage nous propose aujourd'hui l'intégralité de cet indispensable "roman d'un crime", chaque ouvrage est précédé d'une préface (voire de deux !) dues à des auteurs célèbres de romans policiers. Un  effort a été fait pour améliorer l'aspect "suédois" des livres. Pourtant il reste encore des choses à revoir dans ce domaine, particulièrement en ce qui concerne les noms propres, même si celà ne gêne pas forcément le lecteur français !


Précisons encore que certains romans ont connu des titres différents lors de leur publication. On pourra regretter ici certains choix éditoriaux.



 SW1-3Roseanna : Le 8 juillet 1964, un corps de femme nue est repêché d’une écluse du Göta Canal lors d’une opération de dragage, près de Motala. L’inspecteur Ahlberg de la police locale est chargé de l’enquête, mais celle-ci piétine et il fait appel à ses collègues de Stockholm. Le renfort de Martin Beck, Lennart Kollberg et Melander ne fera pas avancer les choses : Personne ne semble connaître la morte et personne ne semble la rechercher. Le signalement de la jeune femme circule, tant en Suède qu’à l’étranger. Trois mois passent avant qu’un certain Kafka, policier à Lincoln, dans le Nebraska, n’identifie la victime : Roseanna McGraw, 27 ans, bibliothécaire, qui n’était pas rentrée d’un voyage en Europe. Beck retrouve sa trace en Suède : elle a séjourné à l’hôtel Gillet de Stockholm, avant de s’embarquer sur la Diana, un des bateaux transportant les touristes de Stockholm à Göteborg et qui avait à son bord 86 passagers. Roseanna ôtée du nombre, il reste 85 suspects. Parmi eux, un des chauffeurs du bateau, un certain Karl-Åke Eriksson-Stolt, déjà connu des services de police, est le premier soupçonné. Mais cette piste tourne court et les premiers témoignages recueillis près des passagers, dispersés aux quatre coins du globe, ne donnent pas grand chose. Beck se dit alors que les touristes ont du prendre des photographies et il se met à essayer de les collecter. Fin novembre, Kafka leur envoie un film qui va faire progresser les choses : on y voit, ici et là, la jeune femme en compagnie d’un homme, dont le visage reste cependant toujours masqué. Le second de la Diana leur indique que le bateau pouvait prendre, au hasard de ses arrêts, des passagers de pont. C’est dans cette direction que s’oriente maintenant l’enquête. Une serveuse reconnaît l’homme, mais elle ignore son nom. Elle indique à Martin Beck qu’une de ses collègues, Karin Larsson, le connaissait bien. Celle-ci est retrouvée à Växjö, mais elle nie connaître l’individu. Le commissaire pense qu’elle lui ment, par peur, et le lendemain, quand il veut reprendre contact avec elle, il apprend qu’elle est partie sans laisser d’adresse. En décembre, un policier de Stockholm, Lundberg, reconnaît l’homme recherché dans un bar. Il le suit et permet son identification : Folke Bengtsson. On l’arrête, mais il nie et on doit le relâcher. La police le file, en vain. Beck décide alors de lui tendre un piège et charge une jeune policière, Sonia Hansson, de l’aguicher. Trois semaines sont nécessaires avant que les pulsions de Bengtsson ne l’entraînent jusque chez Sonia où les policiers, un temps retardés par un accident de la circulation, réussissent à le maîtriser alors qu’il tente de tuer la jeune femme.
    Avec Roseanna débute la série que Maj Sjöwall et Per Wahlöö ont consacrée à Martin Beck. Celui-ci partage normalement sa vie entre son travail et sa famille, mais le premier a tendance à prendre un fâcheux ascendant sur la seconde. Quand Beck quitte des tâches plus déprimantes les unes que les autres, c’est pour rentrer chez lui et subir les critiques de son épouse, toujours prompte à lui reprocher le temps passé à l’extérieur et à le culpabiliser, comme si ce n’était pas déjà fait, à propos de ses deux enfants qu’il ne voit pas grandir. Entre surconsommation de cigarettes et mauvaise alimentation, la santé de Beck commence déjà, elle aussi, à se dégrader. Notons encore que cette première enquête débouche sur un cas individuel, le meurtre étant effectué par un homme qui ne supporte pas l’attitude et les manières des femmes sexuellement libérées, ce qu’il considère comme de l’impudeur et de la provocation.



SW2-2L’homme qui partit en fumée : Martin Beck est contacté par le Ministère des Affaires étrangères qui désire lui confier une mission très particulière : retrouver le journaliste Alf Matsson, spécialiste des pays de l’Est, qui a disparu à Budapest. Beck se rend en Hongrie, descend dans l’hôtel où Matsson avait laissé ses affaires, se rend à l’auberge de jeunesse où il avait passé la nuit précédente, puis dans une pension à Ujpest où loge une certaine Ari Boeck avec qui le journaliste aurait été en rapports. Le policier suédois est ensuite abordé par son collègue local, Vilmos Szluka, avec qui il sympathise. Une nuit, alors qu’il flâne en ville, Beck est attaqué sur un pont par deux individus. Il est sauvé grâce à l’intervention de Szluka et de la police hongroise. Ses agresseurs sont deux Allemands, Tetz Radeberger et Theodor Fröbe, des relations d’Ari Boeck, qui, sous couvert de leur fonction de guides touristiques, se livrent à du trafic de haschisch. Matsson leur revendeur pour la Suède, mais ils affirment ne pas l’avoir vu récemment. Beck n’a plus qu’à rentrer en Suède, où il se remet à fouiller du côté des journalistes et amis d’Alf Matsson…
    Beck, qui est maintenant depuis 23 ans dans la police, est parti rejoindre sa famille (sa femme, sa fille de 15 ans Ingrid et son fils Rolf, 11 ans) dans l’archipel pour ses vacances d’été. C’est là qu’on le retrouve pour lui confier une mission en Hongrie. Cinq jours à l’hôtel Duna et quelque temps pour résoudre l’affaire à Stockholm et il pourra reprendre le chemin de son île de la Baltique.

   

SW3-3.jpgL’homme au balcon : Juin 1967, la police de Stockholm est à la recherche d’un rôdeur qui agresse les gens dans les parcs pour leur dérober leur argent. Mais un jour, c’est le corps Eva Carlsson, huit ans et demi, qui est retrouvé dans le parc Vanadis. La fillette a été étranglée et violée. Peu après, dans un autre parc, c’est la jeune Annika qui est retrouvée morte, victime des mêmes sévices. Les indices des policiers étant des plus minces, ils accentuent leurs recherches du rôdeur : son champ d’action étant les parcs, il a pu voir quelque chose. Ils finissent par l’arrêter : il s’appelle Rolf Evert Lundgren et finit par accepter de collaborer. Une troisième fille est victime du tueur, Solveig. Peu avant sa mort, elle se promenait dans le parc où on l’a retrouvée avec le petit frère de son amie Lena Oskarsson, Bosse. Âgé de trois ans, ce dernier ne peut donner qu’un indice sur l’homme qui les a abordés : c’est son papa du jour. Les parents du bambin expliquent que leur fils était gardé dans la journée par Mme Engström et que c’est le mari de cette dernière qu’il appelait son papa du jour. Eskil Engström n’est malheureusement pas l’homme recherché, car il est décédé depuis quelque temps. La police a maintenant une vague idée de l’apparence physique du tueur…
    « On avait enfin un fil conducteur et, grâce au mécanisme impitoyable et parfaitement rôdé de la recherche policière, on n’avait pas tardé à débrouiller l’écheveau relativement peu compliqué du passé de Fransson. Les enquêteurs avaient déjà pris contact avec une centaine de personnes – voisins, commerçants, assistants sociaux, médecins, officiers, prêtres, administrateurs de sociétés de tempérance et bien d’autres encore. La silhouette se précisait rapidement. » Nous voilà ici au cœur des enquêtes de Martin Beck, rien de très spectaculaire, pas de flics héroïques aux déductions aussi lumineuses que subites, du travail routinier fastidieux et qui le plus souvent n’aboutit à rien, jusqu’au moment où un détail, une anecdote, un hasard va remettre les policiers sur la bonne piste. Dans le genre, je me demande si on a fait vraiment mieux !
    Page 39, Martin Beck lit un roman de Kurt Salomonson. Aurait-il récupéré celui qui figurait à l’inventaire des affaires retrouvées dans la valise d’Alf Matsson, page 184 de L’Homme qui partit en fumée ?


SW4-2Le policier qui rit : Le 13 novembre 1967, un peu après 23 heures, on retrouve un bus dont les 9 occupants ont été massacrés, vraisemblablement à la mitraillette. Huit sont morts, le dernier, Alfons Schwerin, grièvement blessé a été transporté à l’hôpital. Parmi les victimes se trouve un policier, Åke Stenström. Il n’était pas de service et ses collègues s’interrogent sur sa présence dans le bus et le fait qu’il ait été retrouvé avec son arme de service à la main. Était-il là avec un des autres passagers ? Filait-il quelqu’un ? L’enquête porte bien évidemment sur les victimes et la raison pour laquelle l’assassin a eu recours à tant de violence. Elle se circonscrit bientôt autour de trois points : ce que faisait Stenström, l’état de santé de Schwerin et l’identification d’un des passagers. S’agissant du second point, Einar Rönn, qui veille dans la chambre, d’hôpital a le temps de poser deux questions au blessé lorsqu’il reprend connaissance quelques instants avant de décéder : "Qui a tué ?" et "À quoi ressemblait-il ?" Les réponses reçues, respectivement "Dnrk" et "Samalson" ont de quoi laisser, pour le moins, perplexe.
    Maj Sjöwall et Per Wahlöö ne flattent pas leurs personnages : « Kollberg avec son arrogance, son côté avachi et sa tendance à l’embonpoint. (le) stoïque Melander dont l’apparence ne démentait en aucune façon l’axiome en vertu duquel les pires raseurs faisaient souvent les meilleurs policiers. Cet archétype de médiocrité qu’était Rönn, affublé de son nez rougeoyant. Gunvald Larsson, dont la stature colossale et le regard fixe étaient capables de flanquer une peur bleue à n’importe qui, et qui en était fier – ce qui était le plus grave. Martin Beck qui ne cessait de renifler (…), individu sinistre, grand, doté d’une figure maigre, d’un front large, de mâchoires lourdes et de deux yeux gris bleu au regard morne. » Pas de héros donc, mais des hommes capables de mener à bout la longue procédure qui va mener à la solution, à l’arrestation de l’homme qui a tué leur collègue. Tout sonne juste ici, psychologiquement comme historiquement. Et même s’il est daté, le roman, qui s’ouvre sur une manifestation contre la Guerre du Vietnam, n’a pas pris une ride, c’est ça le propre des grandes œuvres : à la fois témoigner de leur époque et être intemporelles.
    Pour l’anecdote signalons que le cinéma suédois dans les romans de Maj Sjöwall et Per Wahlöö n’est pas celui d’Ingmar Bergman, mais plutôt celui des portes qui « s’ouvrent toutes seules, lentement, comme poussées par une main invisible, avec un grincement qui vous sciait les nerfs comme dans un vieux film d’Arne Mattsson. » (L’homme qui partit en fumée, p. 67). Les enquêteurs sont même amenés à interroger un suspect dans les studios « où il jouait un petit rôle dans un film d’Arne Mattsson. » (Le policier qui rit, p. 305).
    Terminons en disant que la famille Kollberg s’est agrandie entre les deux derniers romans de la série : il est maintenant père d’une petite fille de deux mois, Bodil.

 

SW5-2La voiture de pompiers disparue : Le jeudi 7 mars 1968, Ernst Sigurd Karlsson, 46 ans, célibataire, travaillant dans les assurances, se tire une balle dans la bouche. Les policiers, appelés par un voisin, découvrent dans son appartement, outre son cadavre, deux mots griffonnés sur un bloc près du téléphone : Martin Beck. Le même jour, dans la soirée, Gunvald Larsson voit l’immeuble devant lequel il est planqué exploser. Il porte secours aux résidents pris dans l’incendie et en sauve plusieurs. Göran Malm, un trafiquant qu’il surveillait, semble être le responsable du sinistre, ayant tenté de se suicider au gaz. L’affaire est classée, à la surprise de Larsson qui ne croit pas à l’origine accidentelle du drame. Le légiste, qui pratique l’autopsie, va dans ce sens : Malm était mort avant l’incendie, et on retrouve sur place les restes d’un ingénieux dispositif, placé sous son matelas, et destiné à le faire sauter. La police oriente ses recherches vers le partenaire habituel de Malm en affaires louches, un certain Bertil Olofsson, qui s’est littéralement volatilisé. Un mois plus tard, le corps de ce dernier est retrouvé dans une vieille Ford au fond du port de Malmö, mais Per Månsson, qui dirige l’enquête sur place, ne l’identifiera que trois semaines plus tard, le cadavre étant resté très longtemps au fond de l’eau où il reposait bien avant la mort de Malm. L’enquête doit repartir à zéro à partir d’un élément qui avait intrigué les policiers dès le départ : un coup de téléphone aux pompiers leur demandant d’intervenir sur un incendie, mais les ayant conduit à une adresse de Solna identique à celle de Stockholm où avait lieu le sinistre…
    La voiture de pompiers disparue du titre peut donc renvoyer au véhicule envoyé à une mauvaise adresse, mais fait également référence au camion du même type qu’Einar Rönn a offert à son fils Mats et que ce dernier a égaré. Il ne sera retrouvé qu’à la fin du livre, grâce à l’intervention de Per Månsson ! Cette cinquième enquête voit l’arrivée dans le groupe des policiers du jeune et ambitieux Benny Skracke (il remplace Stenström mort quelques mois plus tôt). C’est son obstination qui permettra d’identifier l’homme ayant passé le mystérieux coup de fil téléphonique, c’est également son zèle et son inexpérience qui vaudra à Lennart Kollberg de se faire gravement poignarder à la fin de l’ouvrage. Åsa Torell, la compagne de Stenström, se remet peu à peu de la mort de son compagnon, et on la retrouve parfois gardant le fille des Kollberg. Martin Beck, quant à lui, se sent de plus en plus mal chez lui, au point que sa fille de seize ans maintenant lui lance un jour : Pourquoi ne pars-tu pas ?

 

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Meurtre au Savoy : Début juillet 1969, l’homme d’affaires Viktor Palmgren, 56 ans, est abattu au Savoy de Malmö, dans le restaurant où il dînait à la suite d’une journée de travail avec ses plus proches partenaires : un inconnu lui tire une balle dans la tête avant de sauter par la fenêtre et de repartir en vélo. Les activités plus ou moins louches de Palmgren font qu’en haut lieu on souhaite une élucidation rapide du meurtre et l’arrestation de l’assassin, c’est pourquoi Martin Beck est rapidement envoyé en Scanie. À Malmö, il retrouve deux vieilles connaissances, Per Månsson et Benny Skracke, muté là suite à l’incident qui a failli coûter la vie à son collègue Lennart Kollberg dans l’épisode précédent. Faute d’indices fiables, si ce n’est celui relatif à un homme aperçu sur les lieux qui aurait ensuite pris le ferry pour Copenhague et de là un avion pour Stockholm, où le duo Kvant-Kristiansson a raté son interception, la police se concentre sur les proches de Palmgren : Mats Linder, son bras droit et amant de la jeune femme de son patron Charlotte, Hampus Broberg, chargé d’affaires à Stockholm, et Ole Hoff-Jensen, qui exerce les mêmes fonctions à Copenhague…
    L’enquête, qui se déroule sur un laps de temps très court, durant un début de juillet caniculaire, permet à Maj Sjöwall et à Per Wahlöö de mettre à contribution la plupart de leurs personnages, mis à part Rönn et Melander déjà en vacances au moment du meurtre. En effet, nous retrouvons Beck, Månsson et Skacke à Malmö, Kollberg et Larsson à Stockholm (où ils devront enquêter sur Broberg et sa mystérieuse secrétaire, Helena Hansson) et l’habituel contact de Månsson à Copenhague, Mogensen. Les activités de Helena Hansson permettront même d’avoir la contribution d’Åsa Torell, entrée dans la police et affectée à la brigade des mœurs. Sans parler de la nouvelle bévue des duettistes Kvant et Kristiansson. Il faut quand même remarquer que, sans eux, il n’y aurait pas eu de livre : le coupable aurait pu être arrêté avant même la mort de sa victime (Palmgren n’est, en effet, pas décédé sur le coup, mais un peu plus tard à l’hôpital). Côté professionnel, Meurtre au Savoy insiste sur la lassitude et l’usure des policiers dans une société de plus en plus en déliquescence. On peut relire sur ce sujet les réflexions, fort pessimistes, de Kollberg (pages 140-141) ou celle de Larsson (pages 193-194). Côté personnel, Martin Beck a finalement franchi et le pas et, après le départ du domicile familial de sa fille Ingrid en janvier, il a lui-même déménagé, mettant fin à l’hypocrisie d’une vie qui n’avait de commune que le nom.


SW7-2.jpgL’abominable homme de Säffle : Le 3 avril 1971, alors qu’il est soigné à l’hôpital Sabbatsberg, un policier de soixante ans, Stig Nyman, est sauvagement assassiné à coups de baïonnette. Lennart Kollberg qui, lors de son passage parmi les parachutistes, a reçu la formation assurée par Nyman en dresse un portrait sans appel, « un sale type et flic de la pire espèce », ce qui lui a valu le qualificatif « d’abominable homme de Säffle », sa ville natale. L’enquête s’oriente donc vers la recherche d’individus ayant subi des mauvais traitements de la part de Nyman et qui se seraient vengés. Martin Beck questionne a plusieurs reprises l’épouse du policier qui lui avait confié que peu de gens étaient au courant de l’hospitalisation de son mari, tandis qu’Einar Rönn part à la recherche des plaintes déposées contre ses agissements douteux. Quand ils identifient le coupable, il est déjà trop tard : du toit d’un immeuble du centre de Stockholm, armé jusqu’aux dents, il tire sur tout ce qui ressemble à un policier.
Il est des enquêtes longues et difficiles, comme il y en a d’extrêmement courtes et c’est le cas de celle-ci qui trouve sa solution en 48 heures. L’histoire est simple, celle d’un homme qui disjoncte. En 1961, Åke Eriksson est policier quand sa femme meurt dans un commissariat du district que dirige Nyman. D’ailleurs, plus par négligence, que par mauvais traitements. Il ne s’en remet pas et finit par être renvoyé de la police. Il fait divers métiers pour gagner de quoi vivre, tout en s’occupant de sa petite fille. C’est quand celle-ci lui est retirée par les services sociaux que tout bascule. Le livre s’achève sur une scène d’action à la fois grandiose et pleine de dérision. Maj Sjöwall et Per Wahlöö introduisent ici une critique des méthodes à l’américaines, celles qui, de temps en temps, étaient et sont encore l’apanage de Gunvald Larsson, mais qui prennent ici une dimension nationale. Nous sommes alors dans un autre monde, avec hélicoptères et tireurs d’élite. La fusillade voit disparaître de la série – il fallait bien qu’il passe, avec son inséparable collègue Karl Kristiansson, par un endroit où il n’aurait jamais dû se retrouver – Kurt Kvant, première victime d’Eriksson, qui, un peu plus tard, blessera gravement Martin Beck qui avait entrepris de venir le déloger du toit. À part cela, la vie suit son cours et, comme on dit, les enfants poussent. Ceux de Kollberg, Bodil et Joakim ont maintenant trois ans et demi et un an. Ceux de Beck, 19 et 16 ans. Et si notre commissaire voit encore assez régulièrement sa fille, Ingrid, il ne fréquente guère son fils Rolf, qui vit toujours avec sa mère, Inga.




SW8-2-copie-2La chambre close : Le 30 juin 1972, une femme masquée braque une banque. Quand elle repart avec son butin, un client remontant de la chambre des coffres, tente de la neutraliser. Elle tire, le tue et s’enfuit. Le 3 juillet, Martin Beck reprend du service, après un arrêt maladie de plus d’un an (voir épisode précédent). La brigade de répression du banditisme étant en pleine effervescence – on attend un coup du duo Malmström-Mohrén -, la plupart des collègues de Beck y ont été envoyés en renfort, il se voit confier un dossier dont personne ne semble vouloir. Celui-ci concerne le « suicide » d’un manutentionnaire de 62 ans, Karl Edvin Svärd, tué d’une balle dans le cœur, dans un appartement entièrement fermé où aucune arme n’a été retrouvée.
    Il y a pratiquement deux romans dans La chambre close, celui relatif à l’affaire Svärd et celui tournant autour des braquages de banques. Dans le premier, Martin Beck se remet doucement à la tâche, à son rythme, sans pression particulière, mais méthodiquement. Au cours de ses investigations, il va faire une rencontre qui va redonner du sens à sa vie : celle de Rhea Nielsen, une femme de 37 ans, ancienne logeuse de Svärd. Dans le second, beaucoup plus trépidant, nous sommes dans la continuité de ton de la fin de L’abominable homme de Säffle, les interventions de la police sombrant dans le grand guignol. Nous avons, en particulier, droit à l’assaut donné à un appartement... vide. C'est digne des meilleurs films burlesques. Dans l’ensemble d’ailleurs, pour parler un peu vulgairement, on pourrait dire que tout foire, même si la police – du moins certains policiers – donnent encore de leur personne. Ainsi le traquenard tendu à Malmström-Mohrén à Stockholm, puisqu’ils attaquent une banque à Malmö, ou encore la mise en accusation du Filip Moritzon pour le meurtre de Svärd,  puisque ses aveux ont été enregistrés par Beck sur un magnétophone qui ne fonctionnait pas correctement. Reste que, finalement, le meurtrier finira néanmoins en prison… pour un crime, mais pas celui qu’il a commis ! En l’occurrence, celui qui ouvre le livre. Une certaine justice existe donc, même si elle a un côté, ô combien, aléatoire.
    Après la mort de son collègue Kvant, Karl Kristiansson a été associé avec un autre policier aux mêmes initiales, Kenneth Kvastmo, et aux compétences identiques, histoire, sans doute, de ne pas trop le perturber dans son service !

   Soucis de traduction ! Flash Gordon, le héros de la bande dessinée d’Alex Raymond,  est connu en France sous le nom de Guy l’éclair. Mais comment, page 24, intégrer cela dans le roman alors que les auteurs jouent sur les prononciations proches de Gårdon et Gordon. Par contre, p 74-75, la magie de la traduction des titres a joué dans les deux sens : le film avec Julie Harris, I am a camera, de Henry Cornelius, d’après Christopher Isherwood, 1955, est sorti en France sous le titre Une fille comme ça et, en Suède, il a eu droit à Vilda nätter i Berlin (Nuits sauvages à Berlin) !

   Pages 321-322, l’ouvrage que lit Martin Beck est Ut ur röken, traduction de Out of the smoke, de Ray Parkin (1910-2005), et non Parkins, qui parut effectivement chez Norstedt en 1963.


SW9-2.jpgL'assassin de l'agent de police : Début novembre 1973, Martin Beck se rend en Scanie, à Anderslöv (pas très loin de la ferme où est née Victoria Bruzelius, puis Benedictsson, puis Ernst Ahlgren, voir page 113), où une femme de 38 ans, Sigbrit Mård, a disparu depuis une quinzaine de jours. Il est accueilli par le policier local Herrgot Nöjd. Beck explore les deux seules pistes envisagées : celle du mari alcoolique de Sigbrit, dont elle était d’ailleurs séparée, et celle de son voisin, Folke Bengtsson, le meurtrier de Roseanna (voir le premier épisode de la série), qui s’est établi là après sa libération et qui ferait un coupable idéal, surtout aux yeux de Malm, le supérieur de Martin Beck. Le 11 novembre, le corps de Sigbrit est retrouvé dans une tourbière. Parallèlement, trois policiers surprennent, une nuit, de jeunes malfrats. Dans la fusillade qui suit, deux policiers sont blessés et le troisième décède peu après. Côté adverse, un certain Krister Paulsson est abattu, mais son complice, qui se révèle être Ronnie Kaspersson, prend la fuite. La police n’a de cesse que de mettre la main sur "l’assassin de l’agent de police"…
    Ce neuvième opus de la série s’inscrit dans la parfaite continuité des épisodes précédents. On y retrouve la critique d’une société qui s’éloigne de plus en plus des valeurs de la social-démocratie, avec ici, comme en prime, une description de l’hôpital de Malmö à faire froid dans le dos (voir page 271 et suivantes). Les nouvelles méthodes de la polices sont toujours fustigées par nos deux auteurs et Lennart Kollberg, de plus en plus mal à l’aise dans son travail, finit par envoyer sa lettre de démission. Côté enquête, la solution provient toujours du mélange routinier d’investigations fastidieuses et du coup de pouce du hasard. La dérision est également toujours de mise dans le livre, à l’image du policier qui ne succombe pas aux balles de ses agresseurs, mais à une mauvaise piqûre de guêpe. Voulant se protéger des balles échangées, il s’est jeté dans le fossé voisin et est tombé sur un nid de guêpes ! On poursuit donc un « assassin » qui n’a tué personne !




SW10-2.jpgLes terroristes : Le 7 mai 1974, le directeur de la police nationale organise une réunion préparatoire à la visite qu’effectuera un sénateur américain, franchement impopulaire, en Suède le 21 novembre de la même année. Sont présents : Stig Malm, chef de service de la direction nationale, Eric Möller, patron de la Sécurité et le commissaire Martin Beck, de la brigade criminelle. Ce dernier se voit chargé de la coordination de services devant intervenir le 21 novembre. Afin d’étudier une visite similaire, Gunvald Larsson est envoyé en mission dans un pays d’Amérique latine où, le 5 juin, il échappe de peu à un attentat. Le même jour, le procureur Sten Robert Olsson, dit Bulldozer Ollson, et l’avocat Hedobald Braxén, dit Pétard, s’opposent dans le procès de Rebecka Lind, 18 ans, accusée de tentative de hold-up dans une banque. Le lendemain, la brigade criminelle doit intervenir suite au meurtre du producteur de films pornographiques Walter Petrus, retrouvé gisant dans son sang chez sa maîtresse Maud Lundin. L’enquête se déroule parallèlement à la préparation de la journée du 21 septembre. Le groupe Beck craint tout particulièrement une mystérieuse organisation, l’ULAG, qui a déjà à son actif divers attentats de par le monde, tous plus meurtriers les uns que les autres. Et effectivement le groupe a déjà envoyé en Suède un certain Reinhard Heydt, secondé par deux Japonais et un Français répondant au nom de Levallois…
    Ce dernier roman de la série nous offre deux enquêtes, l’une qu’on pourrait qualifier de routinière (l’assassinat d’un personnage peu recommandable de producteur de films pornographiques aux méthodes douteuses et finalement assassiné par Sture Hellström, le père d’une jeune fille dont il a brisé la vie) et l’autre de caractère beaucoup plus exceptionnel (la mise en échec d’un attentat politique). Et que vient faire dans tout cela le procès de Rebecka Lind ? direz-vous. Le procès, en lui même, permet à Maj Sjöwall et à Per Wahlöö de s’attaquer à une justice à la solde du pouvoir et des nantis dans le cadre plus général d’un pays qui n’est « qu’une pseudo-démocratie régentée par une économie capitaliste et des politiciens cyniques, attachés à donner au régime l’apparence d’une sorte de socialisme de pure façade. » (page 66, mais j’aurais pu citer bien d’autres passages, p. 320, p. 441-442). Les dix romans illustrent donc bien le titre général de la série, « le roman d’un crime », celui de la social-démocratie qu’on a assassiné et les meurtriers courent toujours ! Ce roman montre également où l’injustice et la désespérance peuvent conduire : Sture Hellström et Rebecka Lind, n’ayant plus rien à attendre des « autorités », n’ont plus qu’à se faire justicier eux-mêmes, quitte à devoir se faire hors-la-loi. Mais quand on a déjà tout perdu, que reste-t-il ? Que faire d’autre quand il n’y a plus de justice ? Sur ce point, fondamental, on peut dire que le principal héritier, l’héritier idéologique, de Maj Sjöwall et à Per Wahlöö est Henning Mankell. Au fait, j’ai omis de vous dire que le désespoir de Rebecka Lind la conduit à assassiner le Premier ministre suédois, acte plutôt prémonitoire puisque qu’Olof Palme sera assassiné le 28 février 1986, soit onze ans après la publication des Terroristes.
    Côté série, Kollberg s’étant recyclé au Musée de l’Armée, Martin Beck est maintenant secondé par Benny Skracke, de retour de son exil scanien. Gunvald Larsson (qui a abandonné la lecture de S. A. Duse pour celle de Jul Regis) a également beaucoup d’importance dans le livre et Beck s’entend mieux avec lui, comme il commence d’ailleurs à apprécier Einar Rönn. Est-ce l’influence de Rhea Nielsen qui rend notre commissaire plus positif ? Ce dernier roman permet de croiser à nouveau quelques visages connus : Melander rappelé pour préparer la journée du 21 novembre, Nöjd venu renforcer les effectifs pour la visite du sénateur ou encore Åsa Torell qui participe à l’enquête sur le meurtre de Walter Petrus.


Bibliographie :


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SW1-0.jpg- Roseanna (Roseanna, 1965), trad. Michel Deutsch, Planète (La série de Martin Beck), 1970, 288 p. (rééd. Union Générale d'Editions (10/18, 1716), 1985, 1993 ; 10/18 (Grands détectives, 1716), 2004, 255 p. ; pré. Henning Mankell, Rivages (Rivages-Noir, 687), 2008, 313 p.)

 


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SW3-0.jpgSW3-1- Elles n'iront plus au bois (Mannen på balkongen, 1967), trad. Michel Deutsch, Planète (La série de Martin Beck), 1970, 245 p. (rééd. sous le titre L'homme au balcon, Union Générale d'Editions (10/18, 1717), 1985, 255 p. ; 10/18 (Grands détectives, 1717), 2004, 255 p. ; pré. Andrew Taylor, Rivages (Rivages-Noir, 714), 2008, 271 p.)

 

 

 


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SW4-0.jpgSW4-1.jpg- Le massacre de l'autobus (Den skrattande polisen, 1968), trad. Michel Deutsch, Planète (La série de Martin Beck), 1970, 278 p. (rééd. sous le titre Le policier qui rit, Union Générale d'Editions (10/18, 1718), 1985 ; France Loisirs, 1987, 268 p. ; Cercle du polar (Suspense), 2002, 240 p. ; pré. Sean & Nicci French, Rivages (Rivages-Noir, 715), 2008, 328 p.)

 

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- L'homme qui partit en fumée (Mannen som gick upp i rök, 1966), trad. Michel Deutsch, Planète (La série de Martin Beck), 1971, 236 p. (rééd. (trad. revue par Philippe Bouquet), Union Générale d'Editions (10/18, 1747), 1986, 220 p. ; pré. Val McDermid, Rivages (Rivages-Noir, 688), 2008, 262 p.)

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SW5-0.jpgSW5-1.jpg- Feu à Stockholm (Brandbilen som försvann, 1969), trad. Michel Deutsch, Planète (La série de Martin Beck), 1972, 286 p. (rééd. sous le titre La voiture de pompiers disparue (trad. revue par Philippe Bouquet), Union Générale d'Editions (10/18, 1746), 1986, 282 p. ; pré. Leif G. W. Persson & Colin Dexter, Rivages (Rivages-Noir, 723), 2009, 333 p.)

 

 

 

 

 

 

 

 

SW6-0.jpgSW6-1.jpg- Martin Beck et le meurtre du Savoy (Polis, polis, potatismos, 1970), trad. Michel Deutsch, Planète (La série de Martin Beck), 1972, 218 p. (rééd. sous le titre Vingt-deux, v'là des frites (trad. revue par Philippe Bouquet), Union Générale d'Editions (10/18, 1759), 1986, 249 p. ; sous le titre Meurtre au Savoy, pré. Arne Dahl & Michael Carlson, Rivages (Rivages-Noir, 724), 2009, 314 p.)

 

 

 

 

 

 

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- L'abominable homme de Säffle (Den vedervärdige mannen från Säffle, 1971), trad. & pré. Philippe Bouquet, Union Générale d'Editions (10/18, 1827), 1987, 250 p. (rééd. préf Jan Guillou & Jens Lapidus, Rivages (Rivages-Noir, 754), 2009, 280 p.)

 

 

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- La chambre close (Det slutna rummet, 1972), trad. Philippe Bouquet, Union Générale d'Editions (10/18, 1865), 1987, 416 p. (rééd. 1994 ; préf. Michael Connelly & Håkan Nesser, Rivages (Rivages-Noir, 755), 2009, 413 p.)

 

 

 

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- L'assassin de l'agent de police (Polismördaren, 1974), trad. Philippe Bouquet, Union Générale d'Editions (10/18, 1876), 1987, 382 p. (rééd. pré. Liza Marklund, Rivages (Rivages-Noir, 764), 2010, 408 p.)

 

 

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- Les terroristes (Terroristerna, 1975), trad. Philippe Bouquet & Joëlle Sanchez, Union Générale d'Editions (10/18, 1890), 1987, 471 p. (rééd. 1994 ; pré. Anna Holt, Rivages (Rivages-Noir, 765), 2010, 548 p.)

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